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Concours d’histoire Raymond-Labonté : Auguste Lemieux, victime de la faim?

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En tant que partenaire promotionnel du Concours d’histoire Raymond-Labonté, la Société d’histoire et de généalogie Maria-Chapdelaine publie les 6 textes gagnants de l’édition 2018-2019 du concours sur son blogue. Le concours Raymond-Labonté « se préoccupe de la connaissance de l’histoire et de la condition politique, économique et sociale chez les jeunes1 ». Cette année, les participants devaient composer un texte sur le thème de « la justice au Saguenay-Lac-Saint-Jean ». La quatrième rédaction présentée a été rédigée par Simon Desjardins, étudiant au Cégep de Saint-Félicien, gagnant du 3e prix au niveau collégial.

 

Une expédition de chasse à Saint-Thomas-Didyme, année inconnue. Source : Société d’histoire et de généalogie Maria-Chapdelaine, P282 Fonds 75e de Saint-Thomas-Didyme

 

Auguste Lemieux, victime de la faim?

Dans le pays des bleuets, au début du vingtième siècle, la mode était à la chasse. Une grande popularité avait germé autour des voyages d’aventures pour les riches touristes européens et américains. La forêt et le gibier de la large région du Saguenay-Lac-Saint-Jean attirent de nombreux curieux pour la chasse et la traite des fourrures, un domaine très lucratif et divertissant. Les clients arrivaient sur les terres avec le goût de l’aventure et les gens de la région en avaient à revendre, les coureurs des bois servaient de guide au cours des expéditions.

Les acteurs

Parmi ceux-ci, se trouve Joseph Grasset qui pour son compte n’est pas venu en tant que touriste, mais bien pour s’installer dans la région. Ce Belge installé depuis quelques années au Canada n’est pas à sa première expédition, il compte repartir vers les lacs plus profondément situés dans les terres où la traite des fourrures est prolifique dans le but d’installer un poste de traite (Villeneuve, 1997). Pour ce faire, Grasset comptait engager un dénommé Jean Philippe comme guide d’expédition, mais vu ses problèmes de santé, il a dû refuser l’offre (Archives nationales, 1963). C’est alors que Gabriel Bernard entre dans l’histoire, un Français très peu expérimenté en forêt, mais qui débordait d’enthousiasme d’avoir trouvé un emploi où il pouvait combler ses besoins d’aventures. Une fois Bernard engagé, il ne manquait plus qu’une personne plus expérimentée pour les guider, Auguste Lemieux s’en chargera, surnommé le « sauvage civilisé » pour ses talents en forêt, Grasset l’engagea comme chef d’expédition et comme guide. Le duo Lemieux-Grasset n’en était toutefois pas à leur première expédition côte à côte, celle-ci sera la troisième et jusqu’à maintenant aucune tension ne semble survenir dans leur relation (Archives nationales, 1909).

 

Figure 1: Coureur des bois Source : Archives nationales du Canda

La préparation

Une fois sélectionnés, les trois hommes se sont rencontrés pour prévoir l’expédition et planifier les détails divers. Tout d’abord, ils fixaient les salaires des particuliers, Lemieux sera payé 45 $ par mois et Bernard sera payé 25 $ par mois, le salaire de Bernard étant plus faible dû à son rôle de simple main-d’œuvre, tandis que Lemieux avait été nommé chef d’expédition et guide. Tout était payé par Joseph Grasset, autant les salaires que la nourriture. Au niveau de l’alcool, ils avaient pris une entente pour diviser le montant dépensé en whisky entre les trois (Archives nationales, 1909). Finalement, ils ont prévu l’itinéraire qu’ils suivront tout au long de leur expédition. Après que tout ait été réglé, les provisions rassemblées pour un voyage sensé durer 4 mois, entre le début de septembre et la fin de décembre, les trois aventuriers entament leur périple (Lemieux, 2014).

L’itinéraire

Le départ s’est fait le 5 septembre 1907 à Saint-Félicien et les témoignages de Joseph Grasset restent précis jusqu’au 12 septembre de la même année où il nomme précisément les endroits et les dates du séjour. Notamment, il dit que du 5 au 7 septembre ils ont circulé en voiture et le 7 ils ont laissé ladite voiture près de Paplan River. À partir de là, ils continuèrent en canot pour monter la rivière Channanchouan jusqu’au 11 où ils arrivèrent au portage des chutes Canaudières. Ensuite, le témoignage manque de précision, mais vers le 20 septembre, ils arrivèrent au lac Channanchouan près du poste du Makenzie Trading Co. Les jours suivants ont été une succession de portage et de canotage où ils ont rencontré de nombreux autochtones ainsi que des guides et des chasseurs canadiens. Tout au long du séjour, l’équipe d’expédition a chassé de nombreuses proies ainsi s’amassant un beau magot, ils ont donc pris une entente qui consistait à ne plus chasser pour leur salaire, mais bien pour le produit de leur chasse qu’ils partageraient en trois à la fin du voyage, sauf le premier mois de salaire déjà écoulé. Finalement, quelques jours plus tard, ils ont convenu qu’ils chasseraient chacun pour eux-mêmes, mais que Grasset devrait vendre les fourrures une fois revenus à Roberval et c’est encore lui qui fournissait la nourriture. Cette entente a été conclue vers la mi-octobre. Durant la période étudiée, Grasset affirme avoir fait plusieurs voyages avec son chien à Waswanipi pour prendre des provisions. Lemieux croyant qu’ils devraient partir en date du 18 décembre pour regagner le Lac-Saint-Jean, entama le retour avec Bernard sans leur contremaître Grasset qui resterait sur place encore deux ou trois jours et qu’il les rattraperait par la suite, l’équipe se trouva donc divisée en deux (Archives nationales, 1909).

La séparation : le duo Lemieux-Bernard

Ce qui va suivre ne reste que supposition. L’isolation complète d’Auguste Lemieux et de Gabriel Bernard et le tempérament des deux acteurs laisse à croire que la douzaine de jours qui ont suivi ont ressemblé à cela. Comme le relate Joseph Grasset dans son témoignage, le duo est parti avec un seul toboggan et a donc dû entasser ses affaires et partager le portage. La manière de procéder a sans doute été répartie entre un qui pousse et l’autre qui tire. Les échanges entre les deux personnes ont souvent été tendus et il est possible d’imaginer que rapidement un déséquilibre des efforts a entraîné un conflit. Le voyage a été long et les munitions ont commencé à manquer, il faut se résoudre du fait que chasser un lièvre sans balle de fusil n’est pas tâche aisée. Le conflit a dû dégénérer, devenir à la limite violent, motivé par la faim, un accident a dû survenir et Bernard a sûrement dû asséner un coup à la tête de son camarade qui ne s’en est pas remis. Désarçonné, seul et terrifié par les événements et surtout leurs suites, Bernard a probablement fui en apportant avec lui les derniers souvenirs de son camarade qui a été préalablement dépecé. Ayant plus de 300 $ de fourrures avec lui (une véritable fortune), il avait la possibilité de se refaire une vie ailleurs sous une autre identité. Cette supposition a été façonnée par Élie Chiquette, un ancien citoyen de Péribonka et connaissance du défunt Auguste Lemieux (Villeneuve, 1997). Une équipe d’explorateurs engagés par la Mckenzie. Trading Co découvre le cadavre déchiqueté d’Auguste Lemieux sur le lac Chamouchouane en mai 1908 et son corps est rapatrié au Lac-Saint-Jean (Archives nationales (La Presse), année inconnue).

La séparation : Joseph Grasset

De son côté, Grasset a vécu une toute autre histoire, le 21 décembre lorsqu’il marchait sur une rivière, la glace a cédé et il s’est mouillé les pieds. La situation pouvant vite devenir problématique, il regagna le camp qu’ils avaient bâti à environ 15 milles. Une fois arrivée et le feu allumé, il se rendit compte que ses pieds étaient gelés, ce qui l’empêcha de bouger pendant huit jours. Au même moment, il aurait dû rattraper ses deux camarades, mais la rencontre n’ayant pas eu lieu, il poursuivit seul son périple. En effet, ayant moins de bagages et un chien pour l’aider à tirer son toboggan, il comptait rattraper ses deux camarades plus chargés et sans aide. Manquant rapidement de provision, il partit pour Waswanipi où il rencontra un autochtone environ six milles avant le village qui l’aida à ramener son bagage préalablement laissé dans une tente. Il avait entreposé son bagage à cause que son chien était dans l’incapacité de continuer la route, celui-ci est mort de faim par la suite. Il passa tout le reste de l’hiver et le printemps à Waswanipi (Archives nationales, 1909).

Les conséquences

Un an plus tard, en décembre 1908, Joseph Grasset reçut une lettre qui l’incriminait du meurtre de ses deux compagnons. Clamant son innocence, il répondit qu’il était complètement enclin à collaborer à l’enquête. Il se mit donc à la disposition du gouvernement en tant que témoin et fut innocenté suite à son témoignage (Archives nationales, 1909). La conclusion de la cour face à l’affaire est que vu l’absence prolongée de Gabriel Bernard, la cour recommandait l’arrestation de ce dernier dans le cas où il réapparaîtrait. L’affaire reste donc sans coupable et ne sera jamais résolue (Archives nationales, date inconnue). Ghislain Gagnon, fondateur du Zoo sauvage de Saint-Félicien qui est aussi historien amateur, a travaillé à élucider ce cas de cannibalisme du début du siècle de façon à déterminer qu’Auguste Lemieux a bel et bien été victime de pratique anthropophagique (Tremblay, 2013). L’arrière-petite-fille de la victime, Josie-Anne Lemieux a également fait sa maîtrise sur le sujet accompagné d’un court métrage (Lemieux, 2014).

Cet événement marquant de l’histoire de la justice du Lac-Saint-Jean a motivé bien des légendes et il a même inspiré un des personnages de Maria Chapdelaine, qui est une œuvre de renom de Louis Hémon qui a lui-même connu monsieur Lemieux. Il reste malgré tout que cette histoire rentre dans la triste histoire de la criminalité du Saguenay-Lac-Saint-Jean comme le premier cas de cannibalisme au Canada (Tremblay, 2013).

 

Figure 2 : Expédition Mckenzie
Source : Archives nationales du Québec

 

Par Simon Desjardins, 3e prix niveau collégial

 


1 Concours d’histoire Raymond-Labonté, 2019 [en ligne].


Médiagraphie

Article de journaux en ligne
CLERMONT, Pénélope. Journal la Revue, « Sur les traces de Auguste Lemieux » [en ligne] (page consultée le 8 mars 2019).
POTVIN, Louis. Le Quotidien, « Un autre regard sur la nature » [en ligne] (page consultée le 8 mars 2019).
TREMBLAY, Jean. Le journal de Québec, « Auguste Lemieux, victime de cannibalisme » [en ligne] (page consultée le 8 mars 2019).

Monographie
LEMIEUX, Josie-Anne. (2014) « Qui a mangé Auguste Lemieux ? – Légende rapaillée » [en ligne] (consultation privée) (page consultée le 8 mars 2019).

Bibliographie
QUÉBEC, Archives nationales du Québec (centre régional de Chicoutimi), Article du journal La Presse sur la découverte du corps de Auguste Lemieux, Date non mentionnée, auteur non mentionné (consulté le 8 mars 2019).
QUÉBEC, Archives nationales du Québec (centre régional de Chicoutimi), Déposition de Joseph Grasset dans l’enquête de Auguste Lemieux (8 avril 1909).
QUÉBEC, Archives nationales du Québec (centre régional de Chicoutimi), Déposition de Jean Philippe dans l’enquête de Auguste Lemieux (31 juillet 1963).
QUÉBEC, Archives nationales du Québec (centre régional de Chicoutimi), Résultat de l’enquête sur l’affaire Auguste Lemieux (date inconnue).
VILLENEUVE, Georges. « Chape de plomb », L’escalier géant, 1997, 582 pages.

Publié le juillet 19, 2019